La part du pauvre

3 décembre 2002

Cette coutume ancienne était très répandue au Moyen âge et a été pratiquée en France, dans les campagnes, jusqu’au milieu du XXe siècle. Il n’était pas rare, en effet, que le dimanche, à l’occasion de la messe, des familles invitent un pauvre de la paroisse, de la commune ou de la région, à partager le repas de la maison. Dans ces familles, un couvert supplémentaire était toujours dressé pour un pauvre, et on lui apportait ainsi non seulement un repas mais aussi un réconfort moral, en échangeant avec lui.

Cette tradition ancestrale est attestée, entre autres, par Ovide dans ses Métamorphoses[1] qui raconte l’histoire de Philémon et Baucis. Ces deux époux de Phrygie, pauvres et âgés, avaient accueilli, sans le savoir, Jupiter et Mercure, comme ils accueillaient tous les pauvres qui se présentaient. Ils en furent récompensés par les Dieux. La Fontaine a brillamment illustré ce thème dans un poème.

Ce thème de l’accueil du Pauvre, du plat du Pauvre[2], de la place du Pauvre, présent dans toutes les traditions, se retrouve bien évidemment dans la tradition chrétienne. Celle-ci établit un parallèle entre le Pauvre et le Christ. En effet, si le Sauveur, et c’est tout le paradoxe de la Divinité, s’est incarné sous les apparences déchues de l’humain, n’est-on pas fondé à voir dans le Pauvre, par excellence, quelque chose qui transcende l’humain ? D’ailleurs l’Ecriture nous enseigne que lorsque le Seigneur reviendra, Il le fera comme un Pauvre et un voleur.

Evolution historique de la bienfaisance en France

L’éducation, les soins aux malades, l’assistance aux pauvres et démunis furent des missions longtemps dévolues à l’Eglise. Cette tradition chrétienne, sans vouloir enjoliver les temps passés, était très largement pratiquée dans la société. Globalement, cette situation perdure, en France, jusqu’à la Révolution. A ce moment, c’est la Nation qui prend le relais de l’Eglise. Au cours des XIXe et XXe siècles, la protection sociale, sous de multiples formes, va s’étendre à l’ensemble de la population, si bien qu’aujourd’hui, l’assistance aux plus faibles n’a peut-être jamais été aussi performante. C’est le sens même du mot “République”, “Res Publica”, la chose ou le bien public.

Et cependant la pauvreté perdure. On pourrait même dire que si la société, dans une certaine mesure, prend en charge la pauvreté matérielle, elle gère très mal la pauvreté morale et spirituelle. Dans la “Part du Pauvre” pratiquée dans les campagnes autrefois, on a vu que ces deux dimensions étaient présentes : le réconfort moral était le pendant du réconfort matériel. La règle bénédictine, elle aussi, insiste sur ce point. Le partage doit être complet. Ce n’est pas seulement la peine que l’on soulage et partage, c’est aussi le travail et la prière. Il y a là une dimension universelle qui révèle le Pauvre, l’Etre humain, dans sa dignité, puisque recevoir le Pauvre, c’est recevoir le Christ.

Mais ce qui était possible dans une société rurale jusqu’au début du XXe siècle, ne l’est plus dans une société urbaine. Dans une communauté rurale, comme on la vu dans l’exemple cité, les gens se connaissent, dans la vie citadine moderne, au contraire, l’individualisme, voire l’égoïsme, se sont considérablement développés[3]. Dans le même temps, les références chrétiennes se sont estompées [4].

Alors, aujourd’hui, au début du XXIe siècle, comment vivre la Part du Pauvre ? Si un “Sans Domicile Fixe” venait frapper à la porte d’une Loge, même à celle de «la Céleste Amitié», ne serait-on pas dérangé dans notre confort et bonne conscience ? Assurément ! Et si un de ces Pauvres venait frapper à notre propre porte, lui donnerait-on sa Part ? Probablement pas.

C’est que, dans les sociétés évoluées de l’Europe Occidentale contemporaine, sont occultées les deux limites fondamentales de la condition humaine que sont la pauvreté et la mort[5]. Le Pauvre et le Mort n’ont plus leur place dans une société de richesse, de communication et de vitesse. Et ce n’est pas un hasard, si le monde moderne, comme le notait René Guénon, rejette les modes de vie traditionnels essentiels fondés sur le silence et l’immobilité.

Aussi, la franc-maçonnerie, organisation traditionnelle, s’oppose fondamentalement à l’individualisme. La loge est avant tout un groupe et la démarche maçonnique est collective. Elle recommande vivement, dans son principe, la pratique du silence, de même qu’elle n’encourage pas l’activité stérile. Elle est un lieu de réflexion sur la pauvreté et la mort. Un des plus anciens rituels rappelle que le candidat à l’entrée dans l’ordre doit être “pauvre et sans le sou”, tandis que la thématique principale du 3e grade est précisément une méditation sur la mort.

[1] Livre VIII.[2] Il faudrait approfondir le parallèle entre “ la place du Pauvre ” et le “ siège périlleux ” du conte du Graal où seul le chevalier parfait qu’est Galaad peut s’asseoir…[3] Il n’est pas indifférent de noter que la franc-maçonnerie est précisément née dans un milieu urbain, en réaction à l’individualisme montant dès le XVIIIe siècle.[4] Dans un article publié dans Le Nouvel Observateur, n° 1988, du 12 au 13 décembre 2002, p. 20, Roger Dachez définit la société contemporaine comme « une société atomisée où les solidarités traditionnelles se dissolvent, où prévalent l’individualisme revendiqué et le « bricolage » religieux ou intellectuel ».[5] Cf. Michel Vovelle, La mort et l’Occident, de 1300 à nos jours précédé de La mort, état des lieux, Gallimard, 2000.Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen âge à nos jours, Seuil, 1975, L’Homme devant la mort, Seuil, 1977, Images de l’homme devant la mort, Seuil, 1983, L’Homme devant la mort (2 vol.), Seuil, 1985.